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Photo du rédacteurClotaire Mandel

Se voir d'un peu plus près

Si mes yeux se portent parfaitement bien, j’ai toujours eu l’impression de porter en moi une sorte de trouble de la vue. Une presbytie pour être plus exact.


L’impression de ne pas voir suffisamment de prés. Enfin, je vois les objets, mais j’ai l’impression que dès que je me rapproche d’un endroit, ce n’est jamais assez.


Sitôt que j’ai frôlé un endroit, que j’ai parcouru ses rues, ses pistes, ses couleurs et ses odeurs, je suis conscient que ce n’est qu’un affleurement de la richesse qui entoure un lieu. Les gens qui y vivent, les petites ruelles et les bars en sous sols. Les petites criques connues des locaux seuls, les meilleurs endroits pour manger.

Il faut sans cesse revenir.


Si certains ont une liste, et que ces derniers ont la capacité de cocher des cases et passer à autre chose, il en va autrement pour mon cas.




Chaque petite couche que je gratte à la surface des cartes que je parcours n’est en aucun cas source de contentement. Éternelle insatisfaction.

Au contraire, ça ne fait que révéler ce qui se cache en dessous. Voyager sur le globe afin de parcourir la notion d’humilité. Notre passage n’est qu’une mince ligne sur une très grande carte.

Lorsqu’à une intersection on tourne à gauche, il reste toujours l’insatisfaction de n’avoir pas vu ce que le chemin de droite avait à offrir.


Je suis allé plusieurs fois en Inde. D’abord porté par la curiosité, j’y suis revenu avec la certitude de n’avoir rien vu, à peine entre-aperçu. Il y a un dédain sémantique à dire que l’on a “fait” tel ou tel pays. On ne fait rien, à peine voit-on.

On voyage pour se faire une idée, mais on ne fait jamais que flirter avec la surface des choses. Alors, têtu, il fallait que j’y retourne.



Cette fois-ci, tout au nord, entre le Cachemir et la frontière Népalaise. Par les hauts plateaux, jusqu’aux plaines étouffantes.

Voyager en Inde, c’est étudier la patience ainsi que se redécouvrir en profondeur. Comprendre que si vous avez l’impression de passer inaperçu ailleurs, il y a de fortes chances pour que vous soyez fluorescents ici.



Car oui, souvent, on peut se nicher dans un coin et observer le monde qui nous entoure. Qui d’un appareil photo, qui d’un carnet et d’un stylo.

Je vous met au défi de rester discret en Inde.


Il y a quelque chose d’agaçant à ça, au début en tout cas. Être une cible privilégiée des regards est quelque part assez épuisant. On aime l’anonymat.

Enfin, pas tout à fait. Quelque chose d’ambivalent, un entre deux.

De toute façon, quelle idée d’aller pédaler en Inde en espérant trouver un entre deux.




Là haut, dans les montagnes du Ladakh, il y a peu de monde. Ce qui n’empêche pas le peu de gens que l’on croise de s’arrêter pour poser des questions.


La température est honnête, le soleil brille, on se sent apte à répondre aux questions et à prendre quelques photos. De plus, notre présence avec un vélo chargé, dans un col poussiéreux peut soulever de légitimes questions. Aussi, il est quelque chose de réconfortant dans la présence d’autres visages dans les hauts plateaux désolés de cette planète. 


En descendant par l’Uttar Pradesh, la région la plus peuplée d’Inde, il faut être un peu plus résilient.

Déjà, il y a du monde partout, tout le temps. Et puis la chaleur, et l’humidité. Tout ça mis ensemble, bercé par l’incompréhension mutuelle d’idiomes qui se frôle mais ne se croise jamais.



Mais ce qui a changé depuis la première fois où je suis venu, c’est que j’ai accepté que mon envie de m’approcher des choses et des gens pour mieux les voir pouvait connaître une réciprocité démesurée. Il n’y a alors pas de mal à ce que les deux partis veulent s’approcher, poussés par une même forme de curiosité.


Ainsi des contacts humains de naitre. Rien à se vendre, ni même à se dire. Simplement la -profonde envie, sinon pas nécessité, de se faire face.

Quel autre pays que l’Inde pour en revenir à ce que des individus ont de plus pur à s’offrir, leur attention respective.




Il suffisait qu’on mette le pied à terre, qu’un seul individu s’approche, et c’était le bain de foule. Chacun d’entre nous a secrètement rêvé d’être célèbre un jour, c’est chose faite.

Sans ironie aucune cependant. Parait-il qu'il y a quelque chose de fascinant chez les voyageurs à vélo. Ce n’est pas moi qui le dit, ce sont d’adorables personnes qui se trouvaient dans les foules et parlaient anglais.


La foule. J’avoue que je la craignais quelque peu. Il n’est pas rare de passer à vélo quelque part en Inde, et de finir à la télévision locale.

Mais ici plus qu’ailleurs, allant à rebours de mes inquiétudes, j’ai trouvé la foule extrêmement respectueuse. Respectueuse de ma personne, de mon vélo, des distances, de l’intégrité physique.


Le vélo, c’est comme une paire de lunettes pour les gens comme moi. Ça permet de mieux voir. Sans être trop voyeur pour autant, car notre curiosité satisfait en un sens celle des autres, puisque l’on m’a examiné en échange.

Le vélo comme vecteur principal d’un échange de bon procédés.

Pour toutes les photos que j’ai pu prendre des autres, je rends un peu de tout ça là bas, avec toute la compassion et la gratitude du monde.




A essayer de mieux voir, j’ai dû revenir. A revenir, j’ai mieux compris.

J’ai d’abord compris que je ne comprenais strictement rien à ce qui m’entourait.

Aussi que le temps passé à observer le monde vu d’une selle, c’est un procès gagné contre l’intolérance et l’inertie dans laquelle les gens un peu trop sur de leur jugements se trouvent.

Il y a tant de choses qui influencent les expériences du quotidien, ainsi il se peut qu’en voyage, les choses se succèdent de sorte que l’on quitte un pays avec un goût un peu amer en bouche.  


Dans le doute, revenir. Recommencer.


J’ai bien fait de revenir en Inde. J’ai tant accepté et lâché prise que j’arrive à apprécier la beauté des incompréhensions et des différences les plus abruptes.



Les pays que j’aime le plus chèrement, sont les pays dans lesquels j’ai passé du temps, mais surtout, les endroits où je suis revenu, épluchant chaque fois un peu plus les couches que la nouveauté nous met sous les yeux, nous aveuglant alors de tout ce qui ne brille pas au premier abord.


Rester longuement, c’est absorber un endroit, s’y fondre. Revenir un peu plus tard, c’est le regarder avec les yeux d’une identité changeante, grandissante.

Un soir, l’un de nous se fait percuter par une moto. Plus de peur que de mal. Du monde partout autour. Police, colère, soleil de plomb. Nous décidons de trouver un hôtel pas loin.

Prenons une douche et commandons à manger.

Pendant le dîner, le propriétaire débarque dans le salon avec un groupe de personnes. Mains jointes, on se salue, se sourit.

Plus tard, je retourne à la cuisine pour faire chauffer de l’eau pour le café. La fille du propriétaire s’adresse à moi et me dit : Tu sais qui était ces gens dans le salon tout à l’heure ? Ils vous ont suivis en voiture toute l’après-midi, jusqu’ici, et sont venus frapper à la porte pour nous demander s' ils pouvaient entrer et venir nous voir de plus près.


J’avoue que je suis resté sans voix. D’un côté, c’est assez flippant comme histoire. Mais c’est aussi une des plus belles histoires qui m’est arrivée.

Finalement, on veut tous voir de plus près. Car perdre sa presbytie, c’est perdre sa capacité à s’émerveiller, perdre sa curiosité.




J’imagine qu’il doit y avoir un pendant du devoir allant avec le droit que l’on prend à visiter le monde. Aller voir le monde de plus près, pour pouvoir en échange offrir à ceux qui ne peuvent se déplacer aussi largement de regarder ce à quoi l’autre bout du monde peut bien ressembler.


Tout est question d’échange.

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